Gilles le Morvan
L'Humanité
LE HAVRE SOUS LES BOMBES
Les 5 et 6 septembre 1944 une escadrille anglo-américaine anéantit le centre de la ville. Qui a donné l'ordre ?
Dans le dernier numéro du « Petit Havre », le bulletin d'informations locales, publié le mardi 5 septembre 1944, on peut lire : « A une demande de suspension des hostilités présentée par le commandant de la forteresse (un général allemand, banquier dans le civil. - NDLR) pour permettre à la population civile de gagner les localités situées en dehors du champ de bataille, le général commandant les forces adverses a fait répondre que cette suspension n'était pas possible. » Le même jour, peu avant 6 heures de l'après-midi, une escadrille anglo-américaine composée de trois cent quarante-huit appareils et trois mille aviateurs s'abat sur le Havre et, pendant deux heures, déverse 1.820 tonnes de bombes explosives et 30.000 bombes incendiaires. Le centre de la ville est entièrement détruit. Trois mille civils sont tués. Des pilotes britanniques ayant participé au bombardement témoignent : « On nous avait dit que la population française avait été évacuée et qu'il ne restait que des Allemands encerclés par des Canadiens qui demandaient de l'aide. » Dans le film, on affirme que c'est le Maréchal britannique Montgomery qui a donné l'ordre. Vu l'ampleur du prévisible désastre (renouvelé le lendemain, 6 septembre), on peut penser que cette décision particulièrement grave et d'avance condamnée par l'Histoire a dû être prise par quelqu'un de plus haut placé et pour des motifs qui ne relèvent pas seulement de la stratégie militaire. Un historien avance l'hypothèse que « Ie général anglais a voulu faire un bombardement de terreur pour obliger le général allemand à capituler ». C'est un peu court. Un Oradour à la puissance dix pour la capitulation d'un officier retranché en dehors de la zone du bombardement ? Difficile à admettre. Une erreur ? Impossible. Les missions de renseignements effectuées auparavant montrent que cette zone ne cache aucun équipement militaire d'importance. Dommage que le très beau film du Havrais Christian Zarifian n'aille pas assez loin dans la recherche, sinon de la vérité, du moins d'une explication convaincante. Le plan prévoyant la fin de la guerre pour Noël 1944, et justifiant des menées radicales pour économiser six mois de guerre, ne suffit pas à éclairer les motivations qui ont conduit à cette apocalypse locale. Quel fut le rôle des Américains dans cette affaire ? Comment interpréter le fait que le quartier anéanti dissimulait des cachettes pour des groupes de résistants ? On aurait voulu que ces questions soient soulevées. Reste l'horreur décrite par les survivants. « C'était tout noir. C'est tout juste si les avions ne cachaient pas le soleil, tellement il y en avait. » « On aurait cru appartenir à un monde de fantômes. On n'était plus nous-mêmes. » Et, par-dessus tout, règne un sentiment de totale impuissance : que faire devant ce désastre ? La rancoeur aussi, lors de la Libération, avec ces Britanniques « jetant de leurs chars du chocolat et des chewing-gums : les Havrais, impassibles, ne les ramassant pas ». Malgré ses manques et une certaine difficulté à conclure, Table rase est un bon document réalisé, non sans passion. Il s'interroge sur la vie présente et à venir, en ressuscitant les images d'un passé encore proche. En voyant défiler de jeunes passants souriants, du côté du port, on pense à ceux de leur âge qui, quarante-quatre ans plus tôt, sans savoir pourquoi, ont été sacrifiés.
|
|
Serge Mairet
Humanité dimanche
LE HAVRE DE GUERRE
« 5 SEPTEMBRE 1944 : en l'espace de deux heures, Le Havre est détruit, rasé, anéanti par l'aviation anglaise sans aucune raison militaire apparente. Il y a entre trois mille et cinq mille morts. Depuis cette date, rien, pas un mot. Un silence honteux, embarrassé, recouvre la mémoire de l'événement. Mais on ne se débarrasse pas facilement de l'horreur, et surtout de l'horreur absurde. Le visiteur le sent bien, qui erre dans les rues vides dès sept heures du soir : quelque chose est arrivé ici qui hante les murs et les trottoirs neufs... » Christian Zarifian avait déjà réalisé Le Havre-Visiteurs. Apparemment, cette ville l'inspire. Son document est un long et beau poème contre l'horreur de la guerre, un espoir au présent, une méditation sur la mémoire des hommes et des lieux, qui garde trace du passé en témoignant du sens de l'histoire. Puisant dans les archives, il a exploré Le Havre d'avant-guerre. Puis, il a longuement interrogé les témoins du drame : des pilotes anglais ayant participé au bombardement, des habitants, un historien, un résistant. Mais, a-t-il répondu pour autant, et s'est-il véritablement donné les moyens de répondre, à cette question lancinante qui le hante: « Pourquoi une telle furie, pourquoi les Anglais refusèrent-ils l'évacuation de la ville ? Pourquoi avoir exigé de tels sacrifices d'une population qui attendait avec tant d'espoir sa libération ? ». En premier lieu, il n'est pas exact d'affirmer qu'un silence honteux recouvre la mémoire de l'événement. L'analyse défendue par les communistes après la guerre était que les Américains, pour reconstruire le port et faire bénéficier de leurs installations, avaient besoin de le détruire. Avec leur « liberty ships », ces cargos standardisés à dix mille tonnes, ils se trouvaient en mesure, comme leur nom l'indique, de transporter ce qui était nécessaire à la liberté du monde : tanks, premiers secours, aides diverses et médicaments. Pour écraser plus vite l'Allemagne, certes, mais en imposant par la même occasion une redistribution économique qui devait culminer avec le plan Marshall. Autant de questions que Zarifian a esquivées, mais qui jettent cependant une lumière plus crue sur la bataille du Havre. Le refus de l'état-major britannique de permettre l'évacuation des civils, pris isolément, comme dans le document, ne peut se comprendre. D'autant que le colonel allemand commandant la garnison y était favorable, tout en refusant d'abandonner le camp retranché. Mais si l'on relie tous ces fils ? A cet égard, un témoignage capital manque à l'argumentation de Zarifian. Le « Sunday Times », paru il y a quinze jours, annonçant la diffusion prochaine de Table rase, fait état d'une demande de réhabilitation : celle du frère de l'ancien premier ministre conservateur britannique, Sir Alec Douglas-Home qui, quarante ans après les faits, exige la rectification d'un jugement en cour martiale où il avait écopé d'un an de prison ferme pour avoir refusé de servir comme officier mécanicien sur l'opération du Havre. Une opération dont il connaissait tous les tenants et aboutissants ?
|
|
A.D.
La vie
CE FUT L'ENFER AU HAVRE
« Le Havre, porte océane ». Un joli slogan. Celui d'une ville qui a enfoui son passé. Sans l'oublier. C'était le 5 septembre 1944. Ce jour-là...
L'horreur. L'absurdité. Deux heures de bombardement britannique, sans raison militaire évidente. La ville détruite, des milliers de morts. C'était au Havre, le 5 septembre 1944. Dans la cité d'aujourd'hui, entièrement reconstruite, large, moderne, froide, ouverte aux vents, tout semble oublié. Et pourtant ... Dans Table rase, quatrième film de la série Sept voyageurs du réel, Christian Zarifian s'attache à faire resurgir cette mémoire enfouie. Né à Grenoble en 1942, il n'est Havrais que depuis vingt ans. « Mais, dit-il, j'ai vite été fasciné : dans les rues, au fil des conversations, je sentais quelque chose de passionnant et d'inquiétant à la fois, une sorte de drame sous-jacent. Avec le temps, les langues se sont déliées. J'ai compris que les gens étaient habités, hantés par tout un passé refoulé. « J'ai commencé par rassembler des photos d'hier, clichés de professionnels ou d'amateurs. Puis je me suis pris mis en quête de survivants du désastre. J'ai interviewé chacun d'eux longuement en vidéo. Il fallait du temps pour les amener à parler, à sortir des généralités sur la guerre. Je posais des questions très concrètes : « Que voyiez-vous? Qu'entendiez-vous? Quelles étaient les odeurs? " J'attendais qu'ils revivent avec tous leurs sens cette peur, cette douleur. C'était bouleversant. Mais après, ils étaient soulagés. Quand j'ai vu à quel point le souvenir était présent, j'ai été certain qu'il fallait déterrer tout cela. Le faire venir au grand jour. » Le cinéaste a donc entrepris de mettre côte à côte les photos d'"avant" et d'"après", mêlées à celles du bombardement. Pour recoudre le passé déchiré. Pour donner à la ville moderne la chaleur qui lui manque en réintégrant l'histoire occultée. Des aviateurs britanniques qui participèrent au raid ont accepté de témoigner. Le film s'achève sur une séquence lyrique, très personnelle. « J'aime le Havre quand les rues sont vides, quand il n'y a plus que la lumière, le ciel, la mer, le vent dit Christian Zarifian. Une ville sauvage. Mais c'est ici que je me suis arrêté voici vingt ans. »
|