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Table Rase - Un film de Christian Zarifian (1988 - 79 minutes)

 


  •  A. Bergala, Cahiers du cinéma - A. Nassib, Libération - I. Fajardo, Telerama  •  
  •  L. Marcorelles, Le Monde - J. Calmé, Le Figaro - M. Mohrt, Le Figaro  •  
  •  G. le Morvan, L'Humanité - S. Mairet, Humanité dimanche - S.D., La Vie  •  
  •  G. Lamy, Havre Libre - N.C., Havre Libre - G. Petillat, Cité Le Havre - W. Joly, Journal de Criquetot  •  
  •  P. Piro, Agence Reuter - P. Webster, The Guardian - A. Hunt, The Guardian  •  
  •  B. James, International Herald Tribune - P. Marnham, The Independant - P. Freriks, Der Volkskrant  •  


Louis Marcorelles

Le Monde


LE REFUS DE L'OUBLI

Dans sa série « Voyageurs du réel », la SEPT propose un extraordinaire document sur la destruction du Havre en 1944 : qui répondra du mal fait à des innocents, de leur honte secrète ?


S'essayant à définir l'essence d'une manifestation intitulée "Cinéma du réel", Claire Devarrieux, dans un article récent de l'hebdomadaire Cinéma (2-8 mars 1988), eut cette phrase étonnante : « Comme la poésie, le cinéma du réel est un art de l'invisible. » Le cinéma, art du visible, de l'évidence immédiate, peut aussi débusquer l'invisible, l'insaisissable. L'artiste avance à tâtons, procède à coups de sonde successifs. Mais parfois sa conviction est si solidement établie qu'il n'a qu'à rassembler les éléments épars, à élaborer minutieusement un puzzle à partir duquel tout s'éclaire, le refoulé fait surface. Ainsi de Table rase, dont Christian Zarifian cerne ainsi le propos : « La ville détruite, on a nivelé les ruines et reconstruit un ou deux mètres plus haut. Le passé a été enseveli. Les cadavres ne furent jamais enterrés. Les habitants ont eu honte de leur douleur. Le travail de deuil n'a pas été accompli. »

Table rase se déploie en trois mouvements, d'inégale importance, qui regroupent les trois moments essentiels : le bonheur ordinaire, avant ; la fin du monde, l'attaque sauvage par la Royal Air Force ; la survie, l'espoir aujourd'hui. Comment remonte-t-on de la vision conventionnelle de l'histoire à la réalité vécue par ses protagonistes encore en vie, encore en possession d'une mémoire pour dénicher la vérité enfouie ? L'arrière-plan est bien connu. Les alliés cherchaient à accélérer leur poursuite de la Wehrmacht dans l'espoir de terminer la guerre fin 1944. Le Havre offrait un port irremplaçable.

L'attaque commence le 5 septembre en fin d'après-midi. Elle durera près de deux heures. Le haut commandement anglais a rejeté l'offre allemande d'évacuer la population civile avant l'assaut final. Les avions Lancaster arrivent en vagues successives jusqu'à obscurcir le ciel. La population prend refuge où elle peut, caves, abris en tout genre. Certains périssent asphyxiés. Ceux qui reviennent au jour découvrent une étrange lumière après l'explosion de 1 820 bombes et l'embrasement de 30000 bombes incendiaires. Christian Zarifian a recueilli sur vidéo, trente heures de témoignages, dont il a transféré sur film vingt-cinq minutes, avec vingt personnes qui parlent. Un montage très serré, dépouillé au possible, restitue l'expérience vécue dans sa durée et avec une précision quasi flaubertienne.

La dernière partie se veut une sorte de contrepoint : retour aux oeuvres de paix, au Havre moderne, à sa lumière magique qui enchanta les impressionnistes. La caméra peut à nouveau s'envoler vers le large et la liberté, en sens inverse de la fabuleuse plongée qui ouvre le film. Le cinéaste jonche son parcours de quelques moniteurs de télévision pour rappeler le passé, inviter au souvenir. La vraie explication aura peut-être eu lieu le dimanche 13 au soir, à la Maison de la culture, c'est-à-dire quatre jours avant le passage à l'antenne, quand la population et les autorités ont été confrontées à Table rase.

Christian Zarifian, d'origine arménienne, un moment fixé au Brésil, mais Havrais d'adoption depuis vingt ans, a inventé en 1969 le cinéma régional avec On voit bien qu'c'est pas toi. Après les jeunes de l'après 68, d'autres "jeunes", de 1944, réinventent Le Havre. Ils ont entre soixante et soixante-quinze ans. « Ce film m'a débarrassé de je ne sais pas quoi, je me sens mieux », conclut le cinéaste. « Même si le tournage fut douloureux, les témoignages encore plus terribles. »

Jean Calmé

Le Figaro


ET LE HAVRE DISPARUT

Quarante ans après, des témoins racontent la destruction du Havre.

Le 5 septembre 1944, à 17 h 30, le ciel est bleu au-dessus du Havre. Des passants vaquent à leurs occupations, des enfants jouent dans les rues. Soudain, les sirènes annoncent le début d'une alerte aérienne et presque aussitôt, les Havrais aperçoivent, venant de l'ouest, des vagues de bombardiers se dirigeant droit sur la ville. A 17 h 45 le grondement caractéristique de milliers de bombes en train de tomber se fait entendre suivi, très vite, d'un fracas effroyable qui ébranle le sol. La destruction massive du grand port normand est commencée.
Près de deux mille tonnes de bombes explosives et trente mille bombes incendiaires vont être déversées selon la technique bien au point du "carpet bombing". Quand les derniers avions disparaîtront, à 19 h 30, Le Havre ne sera plus qu'un amas de ruines recouvrant près de cinq mille morts.
D'autres villes françaises ont été rasées, pendant la guerre, mais le cas du Havre est particulièrement atroce. Averti du bombardement massif les Allemands, qui tenaient solidement la ville, avaient demandé aux Britanniques l'évacuation de la population civile. Les Anglais refusèrent pour des raisons qu'on a pu qualifier de "psychologiques". L'état-major estimait, paraît-il, que si des milliers de civils restaient parmi eux, les Allemands se rendraient rapidement, ce qui permettait, dans les plus brefs délais, l'occupation du port. Il faut savoir, en effet, que pour les Anglais le temps pressait. Leurs troupes avaient déjà atteint la Belgique et se trouvaient à court de carburant et de munitions, les ports proches de la ligne de front faisant défaut. La prise du Havre apparaissait, dès lors, comme une priorité. L'officier commandant les troupes allemandes, le colonel Wildemuth, rejeta l'ultimatum. Les Britanniques décidaient aussitôt l'anéantissement de la ville en dépit de la présence de milliers de civils.
En se reportant quarante-quatre ans en arrière, le réalisateur, Christian Zarifian, a voulu rappeler le déroulement de cette tragédie et en démonter méthodiquement le mécanisme.
Les Havrais verrons avec émotion ce document, qu'ils aient été témoin de l'événement ou qu'ils soient beaucoup plus jeunes. Christian Zarifian a retrouvé des images de la ville au début du siècle, des scènes de rues, des vues des différents bassins du port, l'arrivée ou le départ des transatlantiques surmontés de hautes cheminées.
Ces images de paix et d'une certaine douceur de vivre feront place aux extraits de films tournés d'un avion Lancaster pendant le bombardement et aux reportages qui suivirent, péniblement réalisés au milieu des ruines. Mais ce sont surtout les témoignages des survivants qui restituent le mieux le calvaire de la population. Pendant près de deux heures ce fut l'enfer. Tout n'était que fracas, incendies, appels désespérés, cris de douleur.
Mot par mot, séquence par séquence, Table rase reconstitue ce cataclysme qui bouleverse encore ceux qui l'ont vécu. Pour ces Havrais, une simple décision d'état-major a fait de "Libération" le synonyme de désolation.

Mais pourquoi a-t-il fallu que Christian Zarifian gâche la fin de sa réalisation par cette accumulation d'images fragmentaires du Havre d'aujourd'hui au milieu desquelles s'insèrent des vues du passé, des visages de témoins, le tout desservi plutôt que servi par une illustration excessive et prétentieuse ? On a nettement l'impression que l'auteur ne sait plus comment terminer ce qu'il avait pourtant bien commencé. Dommage.

Michel Mohrt, de l'Académie française.

Le figaro


DE LA DESOBEISSANCE

Sur FR 3, hier soir, l'émission Table rase, dans la série "océaniques", relatait le terrible bombardement (près de cinq mille morts) auquel l'aviation britannique soumit la ville du Havre dans l'après-midi du 5 septembre 1944, alors que les forces allemandes tenaient encore la ville. Ce raid fut suivi de l'assaut des forces britanniques. Un seul officier anglais refusa de participer au carnage. Avait-il raison ? Grave problème évoqué ici par Michel Mohrt.


L'un des reproches, parmi d'autres, que l'on fait, je crois à Kurt Waldheim, ancien lieutenant de la Wehrmacht, est d'avoir assisté, sans rien dire, à des crimes de guerre : le transfert de populations civiles vers des camps de la mort. S'il a eu à transmettre des ordres en vue de réaliser ces faits, ou simplement s'il les a connus, il aurait dû s'y opposer, sans quoi il était complice. Il aurait dû, au besoin, désobéir.
C'est ce qu'a fait un officier anglais en 1944. Je ne sais si son cas est connu en France. Cet officier refusa d'exécuter l'ordre d'attaquer la ville du Havre, occupée par les Allemands, sous prétexte que cette attaque coûterait la vie à des milliers de Français civils, retenus dans la ville en otages.
Son nom est doublement célèbre. Il est le frère de l'ancien premier ministre conservateur Lord Home et, lui-même, sous le nom de William Douglas Home, un auteur dramatique connu. Sa famille est l'une des plus illustres d'Ecosse.
Douglas Home, pour son insubordination, est passé en cour martiale et a été condamné à une année d'emprisonnement. Aujourd'hui âgé de soixante-seize ans, il réclame la révision de son procès et demande le pardon de la Reine. C'est le cas, inverse du sien, du président de l'Autriche, qui le motive. "Si j'avais obéi aux ordres d'attaquer Le Havre, alors que l'on n'avait pas pris la peine de demander aux Allemands d'évacuer la population civile, j'aurais participé à ce qu'on appelle à présent un crime de guerre." Et son avocat d'ajouter : si Douglas Home avait été officier allemand refusant de bombarder un territoire occupé par des civils, il serait aujourd'hui considéré comme un héros.
C'est parce qu'il a eu le courage de faire ce que apparemment, Kurt Waldheim n'a pas fait qu'il a été condamné.
Deux mille Havrais sont morts dans la bataille du Havre, qui a duré cinq heures.