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Les Romantiques - Un film de Christian Zarifian (1994 - 1h35)

 


  •  J-M. Frodon, Le Monde – A. Bergala, Cahiers du cinéma - B. Genin, Telerama  •  
  •  D.Heymann et P. Murat, L'Annee du cinéma – F. P. Le Canard enchaîné - P. Collin, Elle  •  
  •  C. Lagane, Cinema n°533 – L. Porquet, l'Affiche - R. Predal, Jeune cinéma  •  
  •  Revue de presse  •  


Jean-Michel Frodon

Le Monde, Jeudi 2 juin 1994


A L'ANGLE DU HASARD, ENSEMBLE


Filmant un groupe d'adolescents réunis pour faire de la musique, le cinéaste révoque le folklore et l'anecdote, pour donner le temps aux Romantiques d'atteindre des plages inconnues, inquiétantes et superbes.


Sept jeunes gens, quatre garçons et trois filles, s'installent dans un hangar du port du Havre pour jouer du jazz. C'est ça, les Romantiques. Il y a quelques bribes de relations entre certains d'entre eux, quelques péripéties, des conflits, deux ou trois échappées de ce lieu clos. Ces variations disent seulement qu'on n'est pas ici dans un système, que Christian Zarifian ne cherche pas un exploit cinématographique. Son projet est infiniment plus modeste, et plus courageux : capter un rayonnement, une onde, quelque chose qui se fait avec du temps, de la folie, des efforts, de la colère et de la tendresse. La musique, peut-être, un instant seulement. Ou le cinéma. Mieux vaut ne pas nommer.

Zarifian ne désigne rien, ne montre pas du doigt, il coupe au plus court de la caractérisation d'Eric (Frédéric Schmidely), entièrement voué à son art, de Stéphane le pianiste timide (Yann Leroux) et de sa compagne Julie (E Va Husson), mécontente de son rôle secondaire de Choriste, de Pascale (Marie Lionis), sa soeur mal dans son corps lourd, de Bruno (Xavier Lagarin), l'individualiste soupe au lait et bassiste, de Richard (Alexandre Xenakis) aux claviers, à la caméra vidéo et aux désirs inassouvis, de Myriam (Elisa Germain), qui assure à la batterie.

Les poncifs du groupe de jeunes comme ceux de la chouette bande de musiciens sont évacués avec une souveraine nonchalance. Il y a urgence. Mais de quoi ? On ne sait pas : c'est la force étonnante de ce film tout simple.
On constate seulement la présence irréfutable de ces corps adolescents, même l'instant d'un gag fantasmagorique, la justesse de leurs voix et de leurs mots, rares. On reçoit comme un cadeau inespéré la beauté immédiate de la musique en train de se faire - musique originale, vraiment originale de Jean-Paul Buisson et Frédéric Schmidely, avec juste un clin de sax à Coltrane, un écho de My Favorite Thing.

On entre dans le temps, surtout, le tempo et la durée assumée, revendiquée, ceux qu'il faut pour que quelque chose de pas trafiqué advienne, prenne forme et consistance, s'épanouisse et s'envole. Il n'y a pas de fin, au film ni à la musique, juste une évasion vers le large, vers la lumière et la mer, au sortir de trop de tension, quand l'émotion est cousine de la terreur. Un ange mélodique et violent, dans le hangar, est passé.

Longtemps on songe que Les Romantiques ne ressemble à rien, que son titre est une fausse piste, sinon comme vague référence à de jeunes artistes prêts à tout donner d'eux-mêmes, mais est-ce réellement leur cas, était-ce d'ailleurs celui des romantiques « historiques » ? II y a de la passion, au sens religieux, dans le processus de fusion que guette la mise en scène, mais nul mysticisme : le film ne chante pas l'ascèse ni le renoncement à soi, au contraire. Il parie pour un partage, une possible communauté, cela ne va pas de soi, de moins en moins...
Un film qui ne ressemble à rien ? Un souvenir revient pourtant. Christian Zarifian s'occupait jadis du cinéma à la Maison de la culture du Havre (avec laquelle il travaille toujours). C'est là qu'avait eu lieu, au mois d'octobre 1971, ce qui resta longtemps l'unique projection d'un des films les plus beaux et les plus secrets de toute l'histoire du cinéma, Out 1 de Jacques Rivette. Et on songe que la manière dont Zarifian filme ses musiciens au travail ressemble bougrement à la manière dont Rivette filmait alors les comédiens au travail. Comme on révèle un continent enfoui. Du port du Havre cinglent encore de beaux navires conquistadors.

Alain Bergala

Cahiers du cinéma, n°479/80


COMMUNE MUSIQUE

Les Romantiques est un film inattendu, un peu météorite, doublement périphérique : tourné au Havre, loin des tics parisiens et, en termes de production-cinéma, loin des réseaux centraux habituels. Mais qui nous parle avec douceur, à l'oreille, sans élever la voix et de la façon la plus juste, de la situation qui est la notre aujourd'hui. En posant une question qui est sans doute une des questions essentielles de cette fin de siècle : qu'est-ce qui peut faire encore suffisamment lien pour que se constitue un minimum de communauté ? Cette question qui hante la pensée philosophique la plus contemporaine, Christian Zarifian n'y répond pas en philosophe, il la pose en cinéaste, avec des mouvements de caméra, des rythmes, des glissements de corps dans les plans, en cinéaste libre et indépendant, à tous les sens du terme. Hervé Le Roux l'a fait à sa façon, à peu près dans le même temps, avec Grand Bonheur, en poussant quant à lui l'observation jusqu'à son terme ultime, ce moment où le lien révèle en se défaisant ce qui constituait réellement, et dont la cinéphilie et le Tour de France n'étaient peut-être, mi-sublimes mi-triviaux, que des prétextes. Il y a entre ces deux films, le parisien et le provincial, l'amateur d'opérette et l'amateur de jazz, une troublante complémentarité : tout y diffère, ou presque, et ils nous parlent pourtant bel et bien de la même chose, à travers les mêmes émotions.
Chez Christian Zarifian, cette communauté fragile, sans cesse menacée de se défaire, tient à un lien très précaire. On voit, au début du film, quelques jeunes gens d'aujourd'hui, sans réelles qualités - ni l'origine sociale, pourtant clairement pointée, ni même le statut sexuel n'inscrivent plus entre eux de différenciation essentielle - s'installer dans un grand hangar désaffecté du port du Havre qui sera le décor quasi unique du film, mise à part la plage finale, comme on le dit pour un disque. En cours de film, la porte de ce studio maritime s'ouvrira de temps en temps sur de magnifiques bouffées d'espace, découvrant les somptueuses superstructures lumineuses nocturnes du port du Havre. Lorsqu'ils s'installent au début, comme tout ce qu'ils font, c'est sans y apposer le moindre sceau symbolique qui décollerait un de leurs actes ou une de leur parole du cours uniforme de la répétition et du babil. Bref, sans le moindre romantisme. Tout se passe entre eux comme s'ils étaient synchrones avec les gestes et les mots de leur époque mais condamnés à mimer des sentiments sous-vécus, peut-être ceux de la génération précédente, sans trop y croire, pour se constituer un semblant de vie affective, un simulacre triste de quelques passions réputées être celles de l'espèce : le désir, la jalousie, la colère, etc. Ils se retrouvent dans ce hangar pour répéter, mais ce n'est même pas vraiment la musique qui, au début, semble faire lien entre eux, plutôt la présence parmi eux d'un musicien pas tout à fait comme les autres, le saxophoniste, Eric, qu'ils ont mis à la place de celui qui est censé supporter la croyance des autres, de tous les autres un par un. Autant dire tout de suite que celui-ci, qui occupe en creux la place du leader, n'a rien d'un chef charismatique. Petit, protégé par ses lunettes noires, sa première intervention vocale révèlera un petit filet de voix rien moins qu'autoritaire. Il est contraint d'emblée de faire régner l'exigence : il virera de la première répétition deux filles qui n'ont rien à y faire, parce qu'elles babillent avec désinvolture pendant que ça joue, même si c'est encore de façon tout à fait balbutiante, il ne tolèrera pas le moindre retard aux séances de travail. Mais il est le seul supposé savoir si la musique qu'ils sont en train d'élaborer, tout au long de ces répétitions, vaut la peine ou pas. Dans l'absolu. A la façon d'un maître zen ; sans avoir jamais à expliquer ni justifier quoi que ce soit. Une seule fois, vers la fin du film, il agira en pédagogue, parce que tout va à vau-l'eau, que le lien s'est délité au point de menacer la musique. En faisant écouter à l'un des petits autres quelques mesures de My Favorite Things de Coltrane, il dira quelque chose comme : c'est à cette perfection-là qu'il nous faut viser, mais pour en arriver à cette simplicité-là, il faut le silence, l'écoute, le recueillement. Cette minuscule intervention, à un moment où la déprime rampante était en train de miner tout le terrain, suffira à ce qu'ils y arrivent. Qu'ils écoutent enfin la musique qu'ils sont en train de faire, sans plus prêter la moindre attention aux faux scénarios qu'ils étaient en train de se jouer jusque-là sans y croire vraiment, et qui sont balayés cette dernière nuit-là par le jazz. Pour la première fois depuis le début du film, la communauté va véritablement exister, pendant les quelques minutes de cette ultime tentative - réussie - de jouer ensemble, et pour eux-mêmes, une musique qui en vaille la peine. Il ne reste plus alors au saxophoniste, et c'est la magnifique fin du film, qu'à exhiber à nu le visage vidé, pompé, hébété, de celui qui a supporté depuis le début, tout seul, presque à son corps défendant, la croyance des autres, et à exhiber la faiblesse et la fatigue qui ont aussi été les siennes dans cette traversée en paquebot immobile, et qu'il cachait derrière ses lunettes noires. Le film s'arrêtera sur un magnifique plan-vidéo, précaire, de ce visage de noyé, rescapé hagard de ce boat-young-people de la croyance en 94.
Dans les années 70, il y avait une réponse simple à la question : qu'est-ce qu'une communauté ? Une communauté, et Christian Zarifian en a filmé plus d'une, c'était tous ceux qui pouvaient tenir dans une même image, remplir le cadre, même si c'était au prix des contradictions, des conflits, de l'hétérogène, liés qu'ils étaient par une idéologie, un projet, une transcendance. Ce qui manquait le moins - c'était même la denrée la plus inusable - c'était la croyance elle-même. Aujourd'hui, et c'est ce que montre cinématographiquement avec une magistrale élégance le film de Christian Zarifian, il y aurait presque imposture à faire tenir dans un même cadre des personnages qui sont liés par si peu de croyance préalable, pour qui toute notion de transcendance est tellement hors-champ. Pendant une heure et demie, sa caméra tisse de lents et doux panoramiques, vivants, qui vont de l'un à l'autre de ces personnages profondément isolés dans leur mutisme ou leur babil, et si ces fils obstinément tissés finissent par dessiner entre eux une constellation communautaire, c'est presque à leur insu, même si ce lien immatériel du regard de la caméra finit par trouver une efficacité dans le réel : c'est bien eux qui joueront physiquement et en direct pour la caméra et le magnétophone cette musique que le spectateur lui aussi est convié à apprécier in extremis sans autre garantie que sa propre faculté de croyance.
Les Romantiques met en jeu de la façon la plus pure mais aussi la plus risquée ce dont le cinéma a longtemps eu besoin, avant que les médias ne délivrent le spectacle de cette angoisse : la faculté de croyance personnelle dans ce qui est en train de se dérouler sur l'écran. Cette croyance va arriver aux personnages eux-mêmes au moment où ils sont trop exténués pour chercher quoi que ce soit. Et si elle finit contre tous les leurres et les doutes par l'emporter, ce n'est pas du fait d'une simulation scénaristique, mais grâce au cinéma lui-même, et par le truchement de la musique vivante, alors que littéralement rien, au début du tournage, avant que le film et la musique ne s'inscrivent sur de la pellicule et de la bande magnétique, ne pouvait le garantir. L'élégance et l'intelligence de ce scénario, auquel a collaboré Pascal Bonitzer, est d'avoir su se faire réellement "effaçable" au filmage. L'effacement était son sujet même : celui des micro-intrigues devant la musique en train de se faire, celui des personnages devant l'acceptation du lien tissé à leur insu par la caméra, celui du vrai Eric devant ce qu'il est censé supporter de croyance pour les autres pendant une heure trente.

Bernard Génin

Télérama


Des jeunes musiciens - quatre garçons, trois filles - décident de monter un groupe et de faire un disque. Ils s'enferment dans un hangar, sur le port du Havre, et ils répètent...
A l'exception de la première et de la dernière scène, la caméra ne quittera pas ce hangar. D'une situation réaliste (la préparation d'une maquette de disque), imperceptiblement, on glisse vers un huis clos symbolique. Les musiciens se sont coupés du monde. Ils parlent peu. De leur personnalité, on saura peu de chose. Ce qui importe, pour Christian Zarifian, c'est leur démarche, qui devient une quête. A la fois imprécise et obstinée, avec des moments de doute, des amorces de conflits.
Les personnages n'ont plus d'autre fonction que celle de jouer, inlassablement, un free jazz brouillon, où ils cherchent, en tâtonnant, un moment d'harmonie. Dans une scène murmurée, très belle, le saxophoniste, commente au pianiste quelques mesures de John Coltrane : « Ecoute ce qui se passe là... Il faut faire comme lui, prendre le temps, chercher... jusqu'à sentir quelque chose qui vient de l'intérieur et à côté de quoi il ne faut surtout pas passer... Tant qu'on n'a pas ça, on n'a rien. Il faut le faire. Je sais qu'il faut le faire... » On songe aux conseils de l'oncle Jean, joué par Godard, dans Prénom Carmen : « Il faut chercher. Il faut chercher... » Les Romantiques est un film de recherche, lent, répétitif, d'une troublante beauté.