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Vues d’ici - Un film de Vincent Pinel et Christian Zarifian (1978 - 72 minutes)

 


  •  Georges Sadoul, Dictionnaire des films - Louis Marcorelles, Le Monde - Claude-Marie Trémois, Télérama  •  
  •   François Maurin, L'Humanité - Marie-Odile Delacour, Libération - F.A., Positif  •  
  •  S.Z., La Vie Ouvrière - Daniel Lemmonier, Encrage - Alain Marquet, Lutte ouvriere  •  
  •  PAESE SERA (10.10.78) - Françoise Maupin, La Revue du Cinéma - entretien avec Ginette Dislaire  •  
  •  Guy Hennebelle, Ecran - entretien avec Josette Aubin  •  


François Maurin

L’Humanité, 7 octobre 1978


Curieusement c'est à un "petit" film noir et blanc en 16 millimètres produit par la Maison de la Culture Havre, plus qu'à la production traditionnelle, que nous devrons la première vraie surprise de ce quatrième Festival cinématographique international de Paris, commencé jeudi.

CRITIQUE ET COLLECTIF

Vues d’ici, de Vincent Pinel et Christian Zarifian, n'affiche en effet aucun norme de comédien connu. Résultat d'un travail de réflexion à la fois critique et collectif sur la réalité vécue par ses protagonistes, il ne prétend en rien au « spectaculaire ».

Le « spectacle » ici, c'est le monde du travail tel qu'il est, la condition de la femme au sein de cet univers parcouru de courants contradictoires et pénétré des mythes forgés de toutes pièces par la société capitaliste, la femme face au mari, à la famille, aux hommes en général, à l'emploi, aux salaires, aux syndicats, à la politique.

C'est aussi l'histoire d'une, de plusieurs prises de conscience marquées de doutes, de révoltes, avant de se stabiliser dans une claire détermination de changer les choses.

Quel intérêt peut-on prendre à retrouver au cinéma les soucis quotidiens dira-t-on ? Pourtant, il faut l'affirmer très fort, c'est un film passionnant de bout en bout, que Vues d’ici entièrement préparé, écrit, tourné, réalisé, joué (à l'exception de deux comédiens professionnels), monté, par des havraises et des havrais, à la suite d'un projet né au cours de plusieurs réunions de groupements féminins.

Rédigé à partir des éléments recueillis au cours de ces réunions, !e scénario fut ensuite soumis à la critique des intéressés ; remanié en conséquence jusqu'à sa forme définitive.

Tout cela, sent le vrai de bout en bout : les problèmes posés, les attitudes individuelles face à ces problèmes, les conflits, les différentes manières de les résoudre ou de les surmonter, de les vivre.

Mais à la fin du film, un certain nombre de choses sont devenues plus évidentes. En tâtonnant sur les chemins caillouteux d'une conscience plus claire de leur situation au sein de là société, les protagonistes du film font profiter le spectateur (-trice) de leur propre expérience, ouvrent les portes de la réflexion. Voilà de toute évidence un film méritant d'être largement diffusé, discuté.

A

Marie-Odile Delacour

Libération, 3 mai 1979


LA VIE TRANQUILLE ET MOUVEMENTEE DES OUVRIERES DU HAVRE.

Le Havre. Ville triste à en mourir pour celui qui passe. Reconstruite en lignes droites, ses architectes d'après-guerre ont laissé la fantaisie au vestiaire. Ville ouvrière, portuaire, où l'on dit que le port tourne le dos à la mer ; la mer on finit par l'oublier au Havre.

En juillet 78, une grosse entreprise de traitement du bois, Lutterma, ferme ses portes, préférant sacrifier 600 ouvrières et immigrés à ses marchés d'Afrique. 600 ouvrières au chômage, presque toutes divorcées, seules, célibataires, veuves, avec enfants à charge : Le Havre est la ville de France où l'on trouve le plus fort pourcentage de femmes au chômage.

Il y existe aussi une Maison de la culture, dont la population n'est pas étudiante : il n'y a pas d'université. On y retrouve précisément ces femmes-là, ouvrières, chômeuses, mères, seules : Le féminisme n'y est pas d'avant-garde : les groupes existent depuis deux ans : MLAC (évidemment), Ligue du droit des femmes, mais aussi femmes mûres (La Ligue du droit des femmes mûres, bien connu ! NDLC), UFCS, femmes syndiquées. Depuis deux ans, elles réfléchissent ensemble. Elles se sont confiées leurs histoires. Une idée de scénario est née. Catherine, par exemple. Mère de famille, six enfants, le corps alourdi par les maternités, déprimée, elle décide de travailler. Elle est active, dynamique, et se met à militer dans un syndicat. Son mari ne le supporte pas. Elle change, maigrit, décide de participer au film. Qu'y devient-elle ? Une mère célibataire, vive, enjouée, carapaçonnée par une bonne dose d'humour. C'est "la femme libérée du film".

Annie, principal personnage du film, esquisse une quarantaine émouvante, divisée. Apparemment bien dans sa peau de femme d'ouvrier qualifié, deux enfants de 15 et 17 ans, une petite fille de deux ans, Annie, "évidemment" ne travaille pas. "De quoi j'aurais l'air ?" dit son mari. Puis dans le calme d'une HLM, l'après-midi, rideaux tirés, pénombre, elle s'offre une dépression secrète et décide plus tard de se mettre au travail. Non sans tiraillements.

Des histoires de tous les jours, trajets de bus, 8 heures, courses, re-trajet, une vie ponctuée de fatigues, de heurts, de lassitude. Puis un jour, la lutte contre le licenciement. Histoire classique d'une grève où l'on apprend à se connaître, où tout se met à basculer. Cela c'est le film. Dans la vie, "Annie" est veuve, deux enfants adolescents, elle est employée communale et s'occupe de vieillards.

Du cinéma à la lisière de la vie et de la fiction, avec deux comédiens professionnels, une équipe de tournage appartenant à l'Unité cinéma de la Maison de la Culture. Les autres ce sont des femmes qui ont improvisé leurs vies, leurs rêves, sur un canevas, et se regardent comme dans un miroir.

Vues d’ici est une chronique sobre, touchante, intense, un regard intérieur sur une ville industrielle. Ces vies quotidiennes sont faites de comptes étriqués ("Comment allons-nous payer le pavillon ?"), de monologues télévisés, d'ennui et d'espoirs fous.

Ce film a été sélectionné pour le Festival de Cannes, en salle de Paris (La Clef), à partir du 2 mai.

B

F.A.

Positif, Juin 1979


Produit par l'Unité Cinéma de la Maison de la Culture du Havre, Vues d’ici témoigne de l'obstination créatrice d'une équipe d'animation et de sa démarche originale. Réalisé par Vincent Pinel et Christian Zarifian, le film a été conçu à partir d'un dossier fourni par des groupes de femmes de la ville. Le scénario (rédigé par Ch. Zarifian), le tournage avec des non-professionnels puis le montage portent la marque d'un contrôle collectif suivi. Il en résulte un film cohérent mais contraint.

Vues d’ici est la chronique d'un couple lorsqu'une réduction d'horaires frappe le mari et que la femme réintègre le monde du travail. René, contremaître en usine, ne songe qu'à la construction du pavillon où il pourra « se mettre à son compte ». Annie étouffe au foyer et le projet de René ne répond pas à son besoin de vie sociale. Quelques rencontres, celle d'une voisine désemparée ou celle d'une ancienne amie devenue bourgeoise, font peu à peu mûrir sa décision.

Malgré les grognements du mari et des enfants, elle entre à son tour en usine. Quand deux ouvrières de son atelier sont licenciées à quelques années de leur retraite, elle se met en grève avec ses compagnes. La séquence de discussion sur les rôles et fonctions des femmes, entre les travailleuses et leurs camarades masculins réticents, est brillante. La caméra mobile saisit les expressions fugitives des visages, l'éclat des regards, la passion sous-jacente du débat. Mais, en dehors de ce moment heureux où la vitalité d'un propos subversif éclate, la réalisation de Vues d’ici sacrifie trop au parti-pris esthétique de plans frontaux - tel celui de la jeune femme au fauteuil design qui vient en droite ligne du Godard d'avant 1968. La rhétorique de ce langage, qui s'acharne à tuer l'émotion durcit un itinéraire jalonné de détails signifiants sur les rapports de domination dans le couple ou sur l'indifférence de la fille envers sa mère. Tout est plausible sauf cette absence de chaleur entre les personnages et la virulence des notations anti-jeunes.
Avec son allure de petit soldat égaré en féminisme social, Annie réussit pourtant à être attachante. C'est d'abord à elle que Vues d’ici doit sa gravité utile.