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On voit bien qu’c’est pas toi - Un film de Christian Zarifian (1969 - 48 minutes)

 


  •  Louis Marcorelles, Le Monde - Michel Delahaye, Festival Cannes 1970 - B.C., Positif  •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, Cahiers du cinéma n°228  •  


Entretien avec Christian Zarifian

Cahiers du cinéma, N°228


CAHIERS : A quoi répond, à l'intérieur d'une Maison de la Culture, la création d'une «Unité Cinéma » comme celle que animez, Vincent Pinel et toi ?

CHRISTIAN ZARIFIAN : Rapide historique: la Maison de la Culture du Havre a toujours eu une activité cinématographique, disons traditionnelle, et un peu au second plan par rapport aux manifestations « vraiment culturelles ». Vincent Pinel s'occupait du cinéma, mais aussi d'une dizaine d'autres choses, comme c'est souvent le cas ; pourtant il a une formation exclusivement cinématographique. Lorsque je suis arrivé, la « Maison» était en ébullition ; changement de locaux, de directeur, étoffement du personnel. La nouvelle équipe a rapidement conclu à l'impossibilité d'appliquer le principe de la polyvalence et a créé deux «unités» spécialisées chargées de mener le travail en profondeur dans deux secteurs, dont le cinéma, Ce choix est complètement empirique : simplement il y avait deux "cinéastes" dans l'équipe, donc on a confié à Vincent Pinel la responsabilité de monter une «Unité Cinéma ». Pour nous, ça voulait dire passer des films dans une ville de 250000 habitants où les programmes sont particulièrement consternants, mettre en place tout un système d'information (on a largement pillé les «Cahiers », ça sert à ça, non ?) et de formation. Et aussi faire des films qui s'inscrivent dans l'ensemble de notre travail.

CAHIERS : Et pratiquement, ces films ont presque tout de suite pris la forme d'un travail collectif ?

ZARTFIAN : C'est normal : il ne faut pas considérer les films qu'on fait comme une activité annexe, pilote ou je ne sais quoi, mais comme l'un des aspects d'une activité globale. Ceci répond déjà en partie à votre question ; il faut ajouter un projet personnel dont on n'est sûrement pas les premiers à avoir l'idée et dont le principe est de travailler collectivement. Disons que le cinéma d'auteur est vraiment mort. On s'est jeté à l'eau...

CAHIERS : C'est évidemment cette espèce de « contradiction » entre le projet collectif et ton projet propre qui nous intéresse. Est-ce que tu peux nous raconter plus précisément, par exemple, la genèse des deux films, de leur scénario, etc.?

ZARIFIAN : Cette contradiction, selon les gens avec qui l'on travaille ici, est principale ou secondaire. Dans le premier cas, ça ne peut rien produire, ça bloque très rapidement ; dans le second, au contraire, un rapport dialectique créateur s'établit entre le groupe et le cinéaste. D'un point de vue plus personnel, je pense que le cinéaste évidemment ne doit pas utiliser le groupe pour « faire passer » des choses à lui, mais aussi et surtout qu'il ne doit pas s'effacer, s'oublier ni se mettre passivement à la disposition des autres. C'est difficile, mais parfaitement soluble. Par ailleurs, investir ce qu'on est dans un projet collectif c'est vraiment pour moi LA démarche, celle qui ouvrira la voie au cinéma de demain.
Pour le premier film, On voit bien qu'c'est pas toi, on s'est réuni trois fois par semaine pendant trois semaines dans un foyer de jeunes, avec une quinzaine du gars : des séances de travail très longues. On a commencé bêtement autour d'une table à se demander "qu'est-ce qu'on va faire ?". La première tentation pour le groupe en question, a été de reproduire très exactement ce qu'ils connaissent du cinéma : western, ou policier : mais ça n'a pas duré longtemps. Très rapidement, ils se sont rendus compte que ce n'était pas ça qui les concernait et ils sont arrivés très naturellement à dire que c'était d'eux-mêmes qu'il fallait parler. On leur a donc demandé d'énumérer les problèmes qui les intéressent, et on s'est aperçu que ce qui les intéressait, massivement, c'est le problème des loisirs, et celui des rapports avec les parents, tous les autres étant très mineurs par rapport à ces deux-là. Partant de là, on a spécifié «loisirs» en 1°) surprise-partie, 2°) camping, etc., et de même pour «rapports avec les parents ».

CAHIERS : Vous avez donc commencé le tournage avec un scénario complètement écrit.

ZARIFIAN : Oui, c'était complètement écrit. Avec évidemment un gros apport au tournage, des techniques du direct, mais toute la structure du film était complètement écrite. Il y a, bien sûr, des choses qu'on n'a pas pu tourner comme elles étaient prévues. Par exemple, un gars qui essayait de draguer une fille, et la fille lui répondait "non, je peux pas, ma mère va m'engueuler si je rentre en retard".

Pour le second film, évidemment, le principe étant le même, le travail a été complètement différent. C'est la même démarche de ma part dans les deux cas. Le travail collectif c'est quand une idée émise par l'un des participants est prise en charge complètement par les autres, devient motrice, mobilisatrice ; c'est quand on finit par ne plus savoir qui a eu l'idée.

CAHIERS : Quel était ton rôle dans les discussions sur le scénario ?

ZARIFIAN : Je jouais un rôle d'animateur, si on veut. Quand il y avait un blocage, je relançais le débat sur un autre point : ou bien lorsque des oppositions naissaient, j'essayais d'aider à les résoudre, et puis je prenais des notes. C'était un rôle aussi peu directif que possible. Donner une impulsion. Parce qu'il leur arrivait souvent de se bloquer. Par exemple, lorsqu'on discutait du détail d'une séquence du film, et qu'on essayait de l'imaginer, mon rôle était alors, soit d'essayer de relancer la discussion sur cette séquence, soit de proposer de passer à autre chose, ce qui permettait de revenir plus tard à la séquence en question. Ça bloquait, par exemple, sur la teneur des dialogues de telle ou telle séquence. La préoccupation générale étant, quand même, que les dialogues soient les plus justes possibles.

CAHIERS : Pour le premier, pourquoi as-tu pensé à faire ce film avec eux, y a-t-il une raison au départ ?

ZARIFIAN : Dans le travail qu'on fait c'est un des groupes qui m'intéresse le plus. Il y a évidemment des raisons politiques à ça...

CAHIERS : C'est d'ailleurs sur le plan politique que les résistances au film ont été les plus fortes : on lui reproche de n'apporter aucun message révolutionnaire ni de révolte. C'était en tout cas les réactions lors du passage au Studio Parnasse, avec Camarades, en avant-première.

ZARIFIAN : C'est une réaction générale ; ç'a été comme ça un peu partout. La réponse est évidente. il n'y a pas chez eux de formation politique. On ne pouvait donc pas s'attendre à ce qu'il y ait un discours politique. Les gens qui attendaient d'eux un discours politique explicite se référaient à une idée mythique de la classe ouvrière.
Pour aller plus dans le détail : au départ, il y en avait parmi eux, deux, je crois, qui avaient la volonté de tenir un discours politique. Et puis, finalement, ils se sont laissé censurer par les autres.

CAHIERS : C'est un film très historiquement daté, il se passe en juin-juillet 69. Un an près mai 68. Et un des éléments de la grande force du film est qu'on ne peut pas ne pas penser en le voyant à mai 68.

ZARIFIAN : Oui, c'est un des buts du film : Savoir quelle trace le mois de mai 68 a pu laisser un an après, dans cette classe à laquelle on se réfère tout le temps, et qu'on ignore complètement. Il y a tout un processus que les gens attendaient du film, processus de « bonne-conscientisation », qui est absolument refusé par le film.

CAHIERS : En particulier, les étudiants parisiens qui se confrontent à ce film sont littéralement atterrés par l'idée que le "rayonnement" de Mai 68, un an après, en province, donne ce genre de choses.

ZARIFIAN : En particulier, oui d'accord. Mais le film est rejeté aussi violemment par d'autres, qui ne se réfèrent pas à Mai...

CAHIERS : Comment s'est passée la présentation du film au Havre ?

ZARIFIAN : Comme partout ailleurs. Pas de surprise. Vraiment le rejet. Le soir de la présentation, il y avait évidemment les gars du film qui étaient dans la salle, et qui se sont accrochés très violemment avec quelqu'un qui disait que le film était une supercherie. Ils l'ont traité de sale bourgeois et tout ; ça a été assez épique. Ça m'embête un peu d'avoir à en parler moi-même, mais je crois que les gars assument complètement le film, de façon différente selon les cas. En tout cas, je n'en connais pas un seul qui rejette le film. Chez quelques-uns, cinq ou six, ça a provoqué une réelle prise de conscience, Les autres ont dit : '" c'est nous ", et c'est tout ; on a fait tout récemment un petit débat, qu'on a filmé, donc un an et demi plus tard, où on a fait un peu le bilan du film. C'est très net : ils disent «on s'emmerde parce qu'il n'y a pas de raison de s'amuser, parce que rien n'est fait pour nous »...
Mais il y en a sur qui ça n'a rien fait du tout.






CAHIERS : Quand tu as commencé ce film, tu n'avais pas d'idée sur l'effet qu'il produirait : et maintenant, que penses-tu de l'action qu'il peut avoir sur ceux qui le font ? Est-ce que tu le referais de la même façon ?

ZARIFIAN : J'avais une vague idée de l'effet possible sur le groupe de réalisation. Mais je ne savais pas du tout quelles seraient les réactions publiques. J'ai un peu l'impression d'avoir joué l'apprenti sorcier. Si j'avais l'occasion de le refaire, je ferais durer la préparation beaucoup plus, en espérant qu'ils arrivent à se voir sans avoir besoin du film pour ça. Mais si je devais faire un second film à partir de celui-ci, alors les bases existent pour un travail beaucoup plus approfondi. Bien sûr, il serait souhaitable de faire un second film avec ce même groupe. Cela dit, tout cela est à envisager globalement par rapport à ce qu'on fait au Havre. Est-ce qu'il faut s'attacher à un groupe et aller jusqu'au bout, ou doit-on essayer au contraire d'essaimer ? Là, je ne peux pas répondre, je ne sais pas encore.
De toute façon, eux ont une envie très forte d'en refaire un. Trois d'entre eux ont envie de « faire du cinéma » - mais en dehors des heures de travail (ils n'envisagent pas de gagner leur vie avec : ça n'a pas du tout conduit à des "vocations de cinéastes"). Ils envisagent de former une sorte de petite coopérative, où chacun met un peu d'argent ; je leur ai passé ma caméra, et on va les aider au maximum, évidemment. Mais moi, je pense me retirer complètement, c'est-à-dire les aider matériellement au maximum, et les laisser faire le film tout seuls.

CAHIERS : Est-ce que tu pourrais nous dire quelques mots sur les problèmes économiques de ces films ? Comment sont-ils faits, avec quel argent, etc. ?

ZARIFIAN : Ils sont faits avec des sommes que certains jugent "monstrueuses" et que moi je trouve monstrueuses dans l'autre sens ! C'est de l'argent qui vient du budget de l'Unité Cinéma, lequel est de l'ordre de 4 millions d’anciens francs par an, plus les recettes qu'on fait. Chacun des deux films a coûté un peu plus d'un million, en comptant le salaire de l'opérateur (puisqu'à chaque fois on a pris un opérateur extérieur), mais sans compter le salaire des gens de chez nous qui ont travaillé sur le film, salaire inclus dans le budget de fonctionnement de la M.C.H.

CAHIERS : Est-ce que tu envisages une sortie de ces deux films dans un cinéma commercial ?

ZARIFIAN : Si ça intéresse quelqu'un, évidemment.

CAHIERS : Le problème serait alors la quasi-impossibilité de projeter ce film sans qu'il soit accompagné d'un appareil, sinon d'explication, du moins de discussion... pour éviter les réactions hostiles du type de celles que tu décrivais à l'instant.

ZARIFIAN : Oui, il y a un problème de lecture du film : quelqu'un qui a les yeux ouverts ne peut pas ne pas voir que le fondement du film c'est son constant mouvement de fuite en avant, jamais théorisé ni même formulé, mais qui existe tout au long. Tout le mouvement du film c'est une situation, un encerclement progressif, et puis à la fin on se barre. « On va ailleurs », c'est une des phrases favorites du film. Ailleurs ça va être la même chose, c'est évident, c'est sûr, le film le montre clairement, mais il y a ce mouvement...
Au départ, je pensais que ce film ne pourrait être diffusé que dans un circuit "parallèle" : maisons de jeunes, etc. Mais je n'ai pas pensé à la catégorie sociale visée par le film : plutôt aux structures qui pourraient accueillir et diffuser le film. Ça implique un public qui n'est qu'approximativement celui des acteurs du film. Les maisons de jeunes, par exemple, sont fréquentées massivement par des lycéens et des étudiants. Il faut dire que le film a déjà été pas mal vu en France, environ par 10000 personnes, de façon pratiquement clandestine, un peu partout. Et ça va continuer. Il y a des organismes de type culturel, que ça intéresse de prendre le film en charge pendant une période donnée, et de faire un travail avec dans leur ville. Le film, dans ce cas-là, est toujours présenté et commenté ; c'est indispensable. C'est une chose sur laquelle je comptais beaucoup dès le départ. Je n'avais pas tellement de contacts, mais je savais que ça ne pouvait qu'intéresser des tas de gens qui font à peu près le même boulot que nous en France. Mais honnêtement, et je m'en fais le reproche, je ne m'attendais pas aux réactions qu'il y a eu, à des réactions d'une pareille violence. Il y a évidemment des gens qui défendent le film : qui se rendent bien compte qu'il n'est pas un "regard " neutre...
Mais si des étudiants, issus de la petite bourgeoisie, par exemple, avaient l'occasion de voir et d'aimer ce film grâce à une sortie commerciale, ce serait important...

CAHIERS : L'expérience de la projection au "Parnasse" n'était, évidemment, pas très encourageante. J'ai même entendu dans la salle, ce soir-là, des réflexions du genre "ils n'ont qu'à se montrer leur film entre eux et ne pas nous casser les pieds avec". C'est-à-dire à la fois une réaction au refus dans ton film de certaines normes "esthétiques" ; un rejet "de classe" inconscient mais brutal ; et aussi, probablement, un refus latent du phénomène que représentent les maisons de la culture.

ZARIFIAN : Rien à ajouter, sinon qu'il faudrait développer, surtout l'aspect "refus de classe" qui me semble le plus déterminant. Je me demande quelle révolution veulent faire ces gens-là : formulation hypocrite parce qu'il est évident qu'ils sont profondément réactionnaires, purement « éjaculateurs », frustrés si un film ne les agresse pas, ne les vise pas sous la ceinture. De plus, au cinéma on voit ce qu'on veut voir, on voit ce qu'on est. Les films qui n'obéissent pas à la loi de l'offre et de la demande obligent le spectateur à se démasquer.

CAHIERS : La chanson de la fin du film, dont le refrain est "Révolution", prend une grande violence, bien qu'elle soit anodine et sentimentale, et justement même dans cette mesure où elle est anodine et sentimentale.

ZARIFIAN : C'est vraiment l'évidence même, pour eux, de chanter ça. Ils n'ont besoin d'y mettre aucune emphase, aucun contenu passionnel. Ils chantent ça tout naturellement.
C'est une des choses très manifestes dans le débat filmé, c'est que lorsque je leur pose directement la question de leur position politique, certains disent « c'est même pas la peine de répondre ; même pas la peine d'en parler ». Ils sont tellement contre le régime existant que ce n'est pas la peine d'en parler.
C'est là qu'on touche du doigt le problème du film : c'est que, à l'inverse, dans la petite bourgeoisie ; toute expression de révolte ne peut se formuler que violemment, emphatiquement, et sur le mode sentimental.






CAHIERS : Est-ce qu'on peut rattacher cela à ce que tu disais tout à l'heure sur le fait qu'à la préparation du film, il y avait deux d'entre eux qui voulaient faire intervenir la politique, et que les autres ont refusé ! Est-ce que c'est à cause de cette "évidence" de leur position politique qu'ils ont refusé ?

ZARIFIAN : Non. Il y a quand même un mécanisme d'auto-censure, au moins dans cette frange plus ou moins organisée des jeunes ouvriers. Ils gagnent déjà un peu de fric ; ils sont déjà sur le point de basculer dans la toute petite bourgeoisie. Ils ont parfois une voiture, etc., et politiquement, ils se censurent beaucoup. Sur quinze, il y en avait deux qui avaient envie de parler de politique, une dizaine qui étaient plus ou moins d'accord, et cinq ou six qui étaient absolument contre.
L'autre versant politique du film, c'est celui du rapport avec les parents. Je crois qu'ils fonctionnent sur une idée un peu mythique de la famille, eux aussi. La famille, c'est le monstre ; les parents sont abrutis par la télé, etc. : ça ne leur a posé aucun problème. Vous avez peut-être remarqué que ces séquences sont vraiment traitées à l'emporte-pièce, c'est presque un peu parodique : finalement, ça ne me paraissait pas très intéressant. C'est du rejet pur et simple.
Il y a d'ailleurs de grandes différences, au tournage, entre les deux scènes « familiales ». La première, celle avec le père devant la télé, a été tournée en une prise. On lui avait donné le texte le matin et on est venu tourner le soir (on a eu une veine énorme, d'ailleurs, il y avait justement Pompidou à la télévision) et il avait appris son texte, et il l'a reproduit tel quel sans problème d'aucune sorte.
Dans l'autre cas, le père qui fout son fils à la porte, ça a été très difficile et d'ailleurs, c'est assez mauvais. Il a eu du mal à jouer ça, et pourtant, ça lui est arrivé, ça fait partie de son expérience... Il était tout à fait d'accord que ça lui rappelait ce qui était arrivé peu de temps avant avec son fils aîné, il ne faisait aucune réserve quant au contenu de la scène... Evidemment, on n'a pas fait jouer le rôle du fils par son fils ; on ne croit pas beaucoup au psychodrame...

CAHIERS : Quelle a été la participation exacte des acteurs au tournage, à la façon même de tourner un plan - à ce qu'on appelle en générale "mise en scène" ?

ZARIFIAN : Leur participation est surtout au niveau de la façon de jouer. La « mise en scène », je l'ai prise complètement en charge. Tout ce qu'on peut dire quant à leur «interprétation », c'est que ça s'est fait sans aucun problème à aucun moment. Sauf un plan, qui était assez important, et qu'on a été obligé de couper, parce que la fille qui jouait ce plan n'y arrivait pas, mais pour les autres, le fait de reproduire un comportement connu ne leur a posé aucun problème ; ils n'ont jamais été gênés par les caméras.

CAHIERS : A ce propos, un détail : pendant la plus grande partie du film, la caméra se laisse oublier comme telle, et tout d'un coup, au moment de la partie de camping, il y a un clap dans le champ, qui vient « inscrire le film comme film », comme on dit.

ZARIFIAN : Ce n'était évidemment pas du tout prévu ; ça s'est passé exactement comme tu le vois sur l'écran ; celui qui était chargé du clap était en train de danser. Au montage, je l'ai gardé parce que ça évoquait leur participation au tournage et parce que ça faisait gag de mettre dans le film cette chose qui est très tarte-à-la-crème en ce moment.

CAHIERS : Le travail de montage a également été fait en commun ?

ZARIFIAN : On faisait des projections successives. J'élaguais peu à peu, je faisais basculer des séquences du début à la fin - pas tellement d'ailleurs. Et à chaque fois, je leur soumettais le résultat, on faisait une projection. Mais évidemment il ne faut pas s'illusionner, dans le détail, au niveau des raccords, le travail vient de moi. Et de Vincent, qui m'a beaucoup aidé pour le montage. Eux n'avaient, à ce stade, qu'un rôle d'approbation ou de dénégation.

CAHIERS : Et ils n'ont jamais eu le sentiment que tu travaillais dans ton coin, à l'écart d'eux ?

ZARIFIAN : Je ne crois pas, non. Je crois qu'ils n'ont jamais cessé de considérer que le film était "leur" film. Vraiment.

CAHIERS : Pour replacer le film, dans le cadre général de votre travail à l'Unité Cinéma, est-ce que tu penses que c'est aussi une sorte de « formation » culturelle ?

ZARIFIAN : Oui, c'est ce que je vous disais au début : on ne conçoit pas de passer purement et simplement des films, ou de se livrer uniquement à des débats théoriques. Notre travail est conséquent et va jusqu'au bout dans la mesure où on produit des films en même temps. C'est absolument indissociable.
Ça démystifie le cinéma, d'abord. Lorsque tu fabriques quelque chose toi-même, que tu te heurtes à la matière même image-et-son, tout un travail théorique s'opère immédiatement ; travail qui est complètement formateur. De ce point de vue là, il est évident que ça a été très important pour les jeunes en question ; maintenant, quand ils vont au ciné, ils ne voient plus du tout les films de la même façon. Mais ça, c'est allé beaucoup plus loin avec le deuxième film, A Suivre

Enregistré le 2 janvier 1971, avec la participation de : Jacques Aumont, Pascal Bonitzer, Jean-Louis Comolli.