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Marat mort - un film de Christian Zarifian (1988-2005 - 70 minutes)

 


  •  R. Predal - A. Vernon, Paris Normandie - Entretien avec C. Zarifian, Paris-Normandie  •  
  •  L. Porquet, l'Affiche, Y. Leroy  •  


René Prédal




Le début évoque le célèbre Amour fou de Jacques Rivette : une caméra vidéo visible à l’image filme des répétitions théâtrales et le montage final de Marat mort intègre certains gros plans vidéo aux prises de vues 16 mm pour inscrire, dans le support, les tensions et déchirements affectant les protagonistes touchés dans la nature physique et mentale quand ils "entrent" dans des rôles aussi durs à endosser que ceux de Marat ou Charlotte Corday. Puis Zarifian délaisse progressivement ces oppositions de techniques, d’autant plus qu’il ajoute aux scènes de répétition et à celles suivant les comédiens dans leurs vies quotidiennes une troisième ligne dramatique composée de courts instantanés des principaux protagonistes s’adressant directement à la caméra en gros plans de visages pour essayer d’expliquer pourquoi ils ont réellement besoin de faire du théâtre. De toutes manières L’Amour fou était une fiction alors que la matière de Marat mort est le réel et des personnes dont Zarifian traque la vraie nature par le biais de leur investissement profond dans une pièce fort complexe puisqu’ils jouent des internés de l’hospice psychiatrique de Charenton interprétant une pièce de Peter Weiss montée par André Fouché ! En ajoutant encore le filtre de son regard caméra, Zarifian court-circuite en quelque sorte la mise en abîme pour atteindre simplement la vérité protéiforme de chacun. Or ce qui ressort surtout, c’est la solitude de ces gens en recherche d’identité et qui trouvent dans la pratique du théâtre un centre d’intérêt manquant ailleurs, quelque chose de beau et de fort à quoi se donner (c’est-à-dire se raccrocher) pour doter la vie d’une véritable intensité. Cette détresse surmontée passe l’écran et justifie à elle seule l’entreprise du cinéaste.

Alexandre Vernon

Paris-Normandie, 6 Novembre 1989


POUR LE BICENTENAIRE DE LA REVOLUTION : UNE PIECE DE THEATRE ET UN FILM ETROITEMENT LIES

Au départ, il y a le théâtre. C'est par lui que tout a commencé. Jadis avec cette histoire des fous de l'Hospice de Charenton qui jouaient des pièces du marquis de Sade, lui-même interné, pour le Tout-Paris en crinoline. Aujourd'hui avec cette idée de l'Ecole de Théâtre du Havre et de son Atelier de prendre une de ces pièces où souffle le vent de liberté, et pas forcément le libertinage, « la persécution et l'assassinat de Marat », pour commémorer le Bicentenaire de la Révolution. Une histoire qui, au travers de comédiens sensibilisés, se perpétue par le film, grâce à la caméra de Christian Zarifian, et qui va au-delà du théâtre, jusqu'à l'intimité du vécu quotidien, rejoignant ainsi en une seule vue deux siècles d'idée de liberté.

A la veille d'assister à la représentation théâtrale, de visionner le film Marat mort dont il est issu, tous les protagonistes de ce remue-ménage théâtro-cinématographique se sont réunis à la salle polyvalente de l'Espace Niemeyer pour présenter les spectacles, pour expliquer cette aventure étonnante, jamais réalisée jusqu'à ce jour, d'une pièce réelle, théâtre dans le théâtre, et d'un film qui mêlent ensemble la fiction et la vie et déclinent habilement le passé et le présent.

UN FILM SUR LA VIE

Christian Zarifian, le réalisateur du film Marat mort qui a tenu pendant de longs mois la caméra sur la scène aux répétitions, derrière les coulisses, et en poursuivant les comédiens jusqu'à leur domicile ou sur leur lieu de travail, a exprimé son plaisir d'avoir eu cette expérience. « Ce qui m'intéresse c'est le comportement humain. Un comportement qui est toujours exacerbé dans le jeu d'une action théâtrale, face à ce décalage continue entre la scène et la rue, entre ces périodes d'exaltation forcée et cette monotonie apparente du quotidien qui s'imbriquent de plus, dans notre cas présent, entre deux époques différentes, celle de la Révolution et la nôtre » . Ce qui passionne Zarifian, c'est l'homme. Le film présenté n'est donc pas un film sur le théâtre, il n'était pas question de filmer des scènes de répétition.
D'ailleurs les séquences purement théâtrales ne durent que la moitié du temps du tournage total. Saisir l'homme dans un moment de grande fragilité alors qu'il se dédouble ; qu'il se transforme, voilà ce qui captive l'œil magique de Zarifian. Car c'est au cours de ce moment critique, difficile entre tout, que l'homme se transforme lui-même qu'il se remet en cause. En un mot qu'il se met en révolution...
Au théâtre, dire que l'homme est l'élément moteur de tout scénario, de toute pensée, est une évidence absolue et il serait déplacé d'insister sur le sujet. André Fouché qui a conçu et réalisé la mise en scène de la pièce de Sade, d'après Peter Weiss, tout en déplorant « la difficulté d'être et de survivre aujourd'hui pour un comédien, mais en reconnaissant l'immense plaisir que lui a procuré l'aboutissement réel de cette pièce originale, a lui aussi mis en avant l'énorme travail humain de transformation qu'elle a coûté aux quinze comédiens amateurs engagés. »

« Voilà des gens qui se mettent tous les jours dans de drôles d'état, des amateurs qui deviennent, pour le jeu, des individus bizarres », a expliqué André Fouché. « Des gens normaux qui simulent des situations de folie, paranoïa pour le rôle de Marat, dépressif pour celui de Charlotte Corday par exemple, pour aboutir à une situation deux fois vécue, très étrange, où l'idée de liberté est deux fois exprimée, par les fous enfermés et par le souffle révolutionnaire de l'époque qui est représentée ». Inutile de décrire les conditions matérielles difficiles dans lesquelles répétaient les comédiens amateurs, tous des élèves en formation, qui n'avaient pas forcément le temps nécessaire pour un vrai travail professionnel, qui ont connu la déprime devant un texte prenant, obsessionnel, au point pour certains d'être obligé de lâcher... Non, ce n'est pas simple d'être comédien.

UN VERITABLE SPECTACLE

Ce spectacle théâtral est un véritable spectacle de A à Z, a dit André Fouché, comme le film de Zarifian est un vrai film commercial en 35 mm d'une durée de 1h30. Un spectacle complet donc, d'un modèle dramatique éclaté, d'un genre contemporain qui mêle avec un égal bonheur burlesque, drame et fantaisie. Un spectacle avec deux représentations indépendantes mails qu'il est recommandé de voir l'une et l'autre : Le théâtre, Marat-Sade, dans un décor d’Yvan Le Soudier, avec une musique composée spécialement par Philippe Morineau qui jouera sur scène sur un harmonium véritable, avec les élèves de l'Ecole de Théâtre du Havre dans une mise en scène d'André Fouché. Un film de Christian Zarifian, Marat mort, avec bien-sûr ces mêmes comédiens de l'Ecole de Théâtre. Production "Seine Océan", réalisée avec la participation de l'Atelier Théâtral du Havre, du Conseil Régional de Haute-Normandie, de la Ville du Havre, de La Maison de la Culture du Havre et de la Direction Régionale des Affaires Culturelles.

Propos recueillis par Gilles Glevarec

Paris-Normandie, édition du 6 octobre 1989


A peine son excellent Table rase présenté sur les écrans havrais, que le cinéaste Christian Zarifian s'attelait à un nouveau long métrage : Marat mort. Un film axé sur l'expérience des élèves d'une école de théâtre qui montent, sous la direction d'un professeur-metteur en scène, le célèbre Marat-Sade de Peter Weiss, et qui est désormais achevé. Alors, dans l'attente de l'avant-première, nous nous sommes entretenus avec celui qui, depuis maintenant 20 ans, s'est imposé comme le fer de lance de la création cinématographique havraise.


- A la lecture du scénario, il semblerait que vous ayez voulu marquer, à votre manière, le Bicentenaire de la Révolution ?
- C.Z. : En quelque sorte, oui. Il y a en effet, à la racine de ce projet, la conviction qu'une chose, mais elle est de taille, réunit notre société actuelle et celle de la Révolution française :
Nous sommes dans la deux cas dans des mondes en mutation, encore englués dans l'ancien et déjà inéluctablement engagés dans le nouveau. Donc, Marat mort se fonde sur ce point commun pour jeter un pont entre 1789 et 1989, en observant une période au regard de l'autre et réciproquement.

- Pour ce faire, comment avez-vous structuré votre propos ?
- C.Z. : Le film va donc proposer aux spectateurs de suivre, pendant plusieurs mois, une dizaine de personnes qui ont la particularité, en dehors de leur vie professionnelle et privée, d'être élèves d'une école de théâtre.
Or, commémoration oblige, ces acteurs de l'Ecole de Théâtre du Havre montant, sous la direction de André Fouché, la fameuse pièce de Peter Weiss Marat-Sade, ma démarche a consisté à observer leurs allées et venues entre le théâtre et la vie, entre les moments d'exaltation scénique et le goutte-à-goutte du quotidien, entre le collectif et l'individuel, entre des personnages et des personnes, mais aussi entre deux époques, identiques sur un seul point et dissemblable sur tous les autres. Concrètement, il y a donc une alternance de scènes de la vie d'aujourd'hui (travail, vie privée, entretiens avec les acteurs), et de scènes de répétitions de Marat-Sade que j'ai minutieusement suivies d'octobre 88 à juin 89. De constants va-et-vient qui, je l'espère, permettront de jeter un regard neuf sur la Révolution et le monde qui est aujourd'hui le nôtre.

- Vous avez donc, encore une fois, opté pour une approche de nature documentaire. Comment se traduit-elle dans Marat mort ?
- C.Z. : La démarche documentaire, la mienne en tout cas, suppose que l'on se laisse surprendre par ce qui se passe devant la caméra. Et si elle, un avantage sur la fiction, c'est qu'elle permet de saisir les choses et les gens, dans leur richesse brouillonne et dans leur complexité souvent un peu énigmatique. Pour illustrer ces séquences, il valait donc mieux que je cherche des bribes de vie, des lambeaux de réalité contemporaine, dont l'ensemble, peu à peu, pierre par pierre, donne une idée, ou plutôt une image de la France de 1989. Donc, dans Marat mort, pas de séquences typiques et statistiquement représentatives du "Français moyen", mais tout au contraire, des coups de sonde dans une classe, un atelier, un hangar, une famille, une vie solitaire, un café ou un bureau...

- En ce qui concerne les séquences purement théâtrales, dans quelle optique les avez-vous traitées ?
- C.Z. : En fait, les nombreuses incursions dans le réel que je viens d'évoquer, ne « tiennent » que parce qu'elles viennent se greffer sur un tronc commun qui est le montage de Marat-Sade. Rappelons à cet égard, que la pièce de Peter Weiss met en scène une mise en scène. En effet, l'auteur a imaginé qu'en 1808, alors qu'il était effectivement interné à Charenton, Sade organisait, dans le cadre de l'hospice, une représentation de l'assassinat de Marat par Charlotte Corday. Par ailleurs, à l'exception du directeur, tous les acteurs sont des malades ou des gens internés pour comportement asocial.
Il est important de préciser que je ne me suis pas attaché au travail théâtral en tant que tel, ou tout du moins pas à la façon dont le cinéma l'a souvent utilisé. En effet, plus que les notions de masque, de simulacre ou d'artifice, ce qui m'a intéressé ici, c'est le fait que le théâtre oblige ceux qui en font à fouiller en eux-mêmes et à découvrir des territoires nouveaux, ce qui ne va pas sans difficulté, ni douleur. Et c'est cette recherche, cet effort immense que la caméra s'est attachée à montrer.


Comme on le constate, Christian Zarifian n'a pas choisi la facilité pour réaliser Marat mort. Une démarche passionnante, qui dans son concept n'est pas sans rappeler celle adoptée, il y a vingt ans, par Jacques Rivette pour L'amour fou, mais qui dans le cadre du Bicentenaire séduit d'emblée par sa profonde originalité.