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L'Echo de leur voix - Un film de Romain Thobois (1998 - 100 minutes)

 


Romain Thobois

Note d'intention


"Tout a commencé au mois de septembre 1995 lors de mes premières visites au Centre Hospitalier du Rouvray, hôpital psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen. C’était la première fois que je pénétrais dans un tel lieu. Enfin j’allais confronter mes idées, mes sensations intellectuelles au “vrai” monde de la “folie”, en tout cas à celui “organisé” par la société. Mon film s’y trouvait, là, quelque part entre ces murs en briques rouges vieillis par les temps, ces arbres tendant désespérément à humaniser la souffrance, ces routes et leurs panneaux d’indication guidant nos pas. Ces êtres surtout, hospitalisés, certains pour quelques jours, d’autres pour plus d’un demi-siècle. Au fur et à mesure de mes allées et venues, je me confrontais en fait à l’Humanité. Tout était présent, l’indicible de la souffrance extrême aussi bien que les joies les plus naïves. Chaque geste, chaque pas, chaque son m’apparaissait dans toute sa vérité.
J’ai compris que là se trouvait mon sujet de film : cette humanité. Je voulais raconter ma confrontation directe, celle que tout autre individu aurait pu vivre à ma place, avec ce monde. Ni but politique, ni démarche psychiatrique, seulement un regard et une écoute qui iraient se plonger entièrement vers ces êtres pour affirmer que la vie existe dans un tel lieu, que ces individus sont bien vivants malgré leurs insupportables tourments et leur détresse totale, qu’ils existent tout simplement, au même titre que nous.
Au fil de mes visites, mon but s’est affiné. J’ai rencontré quotidiennement patients, infirmiers et psychiatres, découvert des lieux divers tels que les pavillons, le parc, l’atelier d’art plastique ou la cafétéria. Mon film s’est organisé autour de ces approches orales et visuelles. J’ai compris qu’il ne fallait pas en rester au mystère, le contempler ou ne pas le voir. Plus que l’approcher, pour le comprendre il faut le vivre, le respirer.”

Gaël Lépingle

Festival documentaire de Lussas (Édition 1999)


FOLLE MELANCOLIE


C’est de façon assez secrète que se livre la raison d’être profonde du film de Romain Thobois. Celui-ci a choisi d’écouter les pensionnaires d’un asile psychiatrique, de recueillir leurs confidences, leurs émois, des bribes de leur vie. C’est tout : l’institution et le personnel sont complètement absents du cadre, aucune information n’est fournie sur l’encadrement des patients, aucune explication n’est donnée sur la raison de leur folie. Quant à la voix off, alors qu’elle s’énonce de façon étonnamment personnelle, elle ne dira jamais rien du pourquoi de ce film pour le réalisateur.
Elle dira juste les aléas du tournage, les inquiétudes qui traversent Romain Thobois concernant son film, la déchirure entre celui qu’il avait rêvé et celui en train de se faire. Et c’est justement ce qui, peu à peu, va faire lien avec le spectateur, ce qui va nous permettre de comprendre et de supporter la violence du film avec une distance essentielle : nous ne serons jamais seuls avec cette violence puisque ce qui est donné à voir l’est toujours comme découverte en même temps que nous. Car avant tout, c’est au récit singulier de sa confrontation aux malades que Romain Thobois nous convie. Autrement dit à une aventure qui pourrait se résumer comme suit : moi qui ne sait rien d’eux, c’est par le cinéma, en les filmant (ou en voulant les filmer) que j’approcherai la Connaissance de l’Altérité (les majuscules sont de rigueur ! ).
Cette quête, la forme même du film la retrace en filigrane : passé le chaos initial, très éprouvant (les plans dans le couloir, saisis à la volée, dans une grande proximité), le film se structure, et le réalisateur réinvente un espace personnel, tissant doucement des liens souterrains pour tenter de ne plus subir l’émotion brute - le chantage infernal d’une réalité qui cantonne les malades au statut d’objet dans les plans du début -, mais de trouver une juste place. Thobois y réussit parfaitement dans l’opposition entre l’intérieur (le centre) et l’extérieur (ses interventions en voix off). À ceux qui sont enfermés et qui ne parlent que de partir, de voyage, d’hypothétiques libérations, s’opposent des travellings-leitmotiv vers la sortie de l’hôpital, venant s’échouer par vagues successives comme autant d’espoirs avortés. Même les images Super 8 d’un voyage de quelques pensionnaires à l’extérieur de l’hôpital, sont séparées du reste du film par des noirs (le mur d’un jardin plongé dans l’obscurité, l’opacité d’un plan de nuit), accentuant encore la sensation de l’enfermement.
Plus problématique, en revanche, devient la place occupée par Thobois lorsqu’il approche directement les malades, glissant au gré des rencontres dans un rapport souvent fortement affectif. Le jeune Candide lancé à la poursuite de l’Autre et de la déchirure du monde, se retrouve donc bien vite en territoire connu : où ressurgit inopinément une ribambelle de Mères… Les trois grandes figures du film (la femme de la cafétéria, celle assise dans l’herbe et celle de la salle d’attente) ont toutes un fils (on en parle, on montre sa photo, effet de miroir garanti) et c’est comme à un fils qu’elles s’adressent à Romain Thobois : « Tu fais toujours tes films ? Tu deviendras quelqu’un. Tu me verras plus ». À ces tentatives de séduction maternelle, le réalisateur répond en entrant dans leur jeu avec une certaine complaisance : leur altérité est d’autant plus gommée par l’absence totale du cadre médical, qui viendrait rappeler l’aliénation des personnages. À la limite, on en oublierait presque que les paroles recueillies sont toutes des paroles délirantes. Mais n’est-ce pas au fond le but recherché ? Réduire l’écart, se retrouver soi-même dans l’autre, comme un fils, comme un autre même, rêver que de l’autre nous ne sommes jamais si lointain.
D’où cette impression saisissante que ce n’est pas Romain Thobois qui regarde ses personnages, mais que c’est au contraire eux, par un très beau retournement, qui le regardent et le questionnent. À ces questions pourtant, il répond peu : à celle d’un malade sur la caméra - « à quoi ça sert ? » - il répond laconiquement « c’est une caméra » ; à celle d’un autre « t’es à l’HP, toi ? », il ne répond pas, trahissant ainsi son incapacité à accepter l’écart que ses réponses pourrait creuser avec ceux qui les pose (non il ne fait pas partie de l’hôpital). On pourrait gloser sur la légitimité de vouloir se mettre à la place des malades alors qu’on ne l’est pas, de croire à la rationalité apparente de leur discours, de les utiliser à des fins poétiques, personnelles, qui leur échappent. Il n’empêche qu’il y a toujours tentative de restitution : l’attention du regard porté sur eux est en soi un acte qui porte à conséquence, qu’ils ressentent et expriment parfois avec une vive émotion. Le lien se fait là, dans la durée des plans, qui n’est jamais une traque, mais toujours la possibilité fragile, offerte, d’une reconnaissance.
Or, les malades ne se reconnaîtront pas dans les images Super 8 que Thobois a filmées d’eux. La quête du passage, de cette perméabilité idéalement rêvée entre deux mondes, entre l’ici et l’au-delà de la raison, se heurte irrémédiablement à cela même qui la fonde : l’autre reste quoiqu’il arrive un autre. Mais tout n’était-il pas joué d’avance ? Ce que Thobois lui-même recherchait depuis le début était un Graal inaccessible, avouant aussitôt après la séquence avec Rolande (la femme de la cafétéria) : « mais n’est-ce pas sa voix passée que je cherche ?… ». Et ce sentiment constant de dépossession du film que nous raconte Thobois (la façon notamment dont le cadre se désolidarise parfois de la présence du réalisateur), ne disait pas autre chose : tout se perd, il faut renoncer à tout, constamment. Qu’importe la fin, qu’importe l’impossible : le film ne sert à rien puisqu’il connaît déjà son échec, et c’est toute sa beauté. C’est un film pour rien, sans aucune autre certitude que celle de sa fragilité, sans aucune autre fin qu’une mort annoncée : ultime façon pour Thobois de ne pas être raisonnable, de refuser la place dehors qui doit être la sienne. In extremis, il faudra bien faire le deuil cependant de ce rêve romantique : mais si Candide l’innocent a perdu son pucelage, si le film a pu trouver son issue en se faisant récit initiatique, c’est au prix d’une grande blessure. Celle qu’a creusée à vif la rencontre de ces vies arrêtées pour toujours.
Romain Thobois a réalisé un film d’une mélancolie sans nom : ceux-là même que l’on voulait pour frères de solitude, il faut accepter d’en être l’étranger.