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Moi j'dis qu'c'est bien - Un film de Christian Zarifian (1973 - 75 minutes)

 


  •  Pierre-Olivier Toulza, Cahiers du Cinéma - Jacques Grant, Combat - Alain Bergala, Le Monde diplomatique  •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, Cahiers du cinéma n°250  •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, La Nouvelle Critique n°95  •  


Pierre-Olivier Toulza

Cahiers du Cinéma


“Le bonheur ? Oh la la, j’sais pas moi ! Le bonheur, c’est ma nana qui plane sur fond de chabadabada, c’est l’pognon, c’est l’sport, c’est avoir nos gosses, c’est l’amour tout l’monde sait ça, c’est l’argent qui fait l’bonheur, c’est la réussite de mon foyer avec les enfants. Quand y’a un mec et une nana, il manque toujours un gadget, un truc, quelque chose: un p’tit gosse blond qui déniche des jouets dans le frigo de l’intérieur p’tit bourgeois ! Et puis l’bonheur, c’est la nature, le soleil, la mer, vivre en communauté aussi ! Bon, y’a aussi la self-culture, mais ça m’fait un peu chier..."

Moi j’dis que le grand bonheur, c’est ce film in progress, ce film de groupe superbe et hilarant où une bande de potes délire comme des gosses, fait des zooms artisanaux et retrouve le burlesque : l’enfance du cinéma, quoi.
PS : ces gamins-là suivent (et nous donnent) un beau cours sur le B.A.-Ba des panoramiques et autres travellings : testez vos connaissances !

Jacques Grant.

Combat, 22 avril 1974


Qu'est-ce que le bonheur dans notre société ? Ce qu'on peut en retirer - la famille, l'argent, la voiture, la culture, le sport, etc. - ou si tout est insatisfaisant, la fuite ?
Les jeunes de la MJC du Havre se posent la question dans ce film avec une bonne humeur et un entrain rageur, s'amusant à mimer des gens interviewés, ou interviewant vraiment ("Nous on est heureux avec ce qu'on a") ; et devant le ridicule des réponses, ils finissent par se poser la question à eux-mêmes directement, jusqu'à la gravité de la séquence finale où assis autour de la chanteuse Colette Magny, ils essaient de définir leur insatisfaction et leur recherche, et concluent par sa bouche, sur une interrogation : "De quoi ? De qui j'ai besoin pour vivre ?"
Démarche anarchiste. Ne pouvant déboucher sur aucune prise en main de la réalité précise et efficace. Mais cette capacité à maîtriser un sujet pourtant en rapport direct avec la matière de ce sur quoi on peut agir directement, est en elle-même une très grande leçon.
Ca nous pose à nous une autre question : l'attitude anarchiste qui est en gros celle de la jeunesse adolescente et post-adolescente, doit elle être canalisée par des doctrines et idéologie dont l'efficacité supposée permettra aux individus et groupes de se réaliser ponctuellement, ou faut-il tout laisser éclater ? Je défie qui que ce soit de répondre honnêtement de façon tranchée et assurée, et donc de reprocher à ces jeunots de ne pas savoir ce qu'ils veulent.
Egalement, le film se présente comme une mise en cause du cinéma, que le titre ironique présente assez bien : ne pas se placer en face d'un film subjectivement, et ne pas s'intéresser à lui à cause de ses qualités ménagères, mais à cause de ce à quoi il réfère. S'ils ont raison sur ce dernier point (ainsi on sait que le cinéma français, qui reste un des mieux faits du monde, et aussi un des plus insignifiants), le refus de la subjectivité, par contre, démasque un manque de sûreté de soi que le film lui-même étale dans sa démarche, comme dans ses conclusions - manque de sûreté de soi qui est sans doute le lot de toute attitude anarchiste, et c'est bien ce qui fait leur intérêt profond.
Ce film qui part ainsi dans tous les sens agacera beaucoup. Il est quand même recommandé d'aller le voir. On sera étonné du talent et de l'intelligence d'une équipe d'acteurs, d'auteurs et de monteurs qui, avec ce film, considèrent le cinéma comme une activité de création ne se limitant pas à la cinéphilie ou aux séances de ciné-club. On sera étonné également si on est d'une autre génération, de la décontraction avec laquelle ces mecs et ces nénettes se posent les plus graves problèmes, et on comprendra que cette décontraction, qui se manifeste par un mépris rigolard de la réalité imposée et que certains considèrent volontiers comme démissionnaire, est la meilleure raison qu'on ait d'espérer que les jeunes sont prêts à tout. Le problème, encore une fois, est de savoir s'il faut canaliser cette disponibilité ou la laisser tout faire péter. Mais, quel bol d'air !

Alain Bergala

Le Monde diplomatique


LE LANGAGE RICHE ET VIVANT DES MASSES

On s’étonnera sans doute un jour de découvrir que des films de premières importance, en ce qu’ils reflètent au plus juste la réalité française depuis 1968, aient été réalisés dans un atelier de province, au Havre, loin des circuits classiques de production - information - diffusion, sans avoir suscité cette rumeur qui accompagne nombre de pseudo-événements cinématographiques parisiens.
Il est vrai que les Havrais ont le privilège de disposer, au sein de leur Maison de la Culture, d’une unité de production 16 mm professionnelle et de la présence de deux animateurs-cinéastes : Christian Zarifian, réalisateur, et Vincent Pinel, responsable de l’Unité Cinéma. Le principe de leur intervention culturelle est posé clairement dès 1969 : mettre leur compétence de cinéastes professionnels et leur expérience du travail collectif à l’écoute et au services de groupes constitués et relativement homogènes car c’est toujours d’entreprises collectives qu’il s’agit, avec des jeunes travailleurs pour On voit bien qu’c’est pas toi (1969), avec une classe de lycéennes pour A suivre (1970), avec un groupe de jeunes travailleurs pour Moi j’dis qu’c’est bien (1973-1974).
Ici les acteurs, ordinairement objets soumis de la fiction classique, sont le sujet moteur et énonciateur du film : c’est depuis leur inscription sociale et culturelle vivante, depuis leur situation historique concrète qu’ils occupent l’écran avec des paroles et des gestes que nul ne leur a dérobés et auxquels nul ne les a contraints, et sans jamais déléguer leur pouvoir de contrôle tout au long de l’élaboration et de la diffusion même du film.
Ces bases de travail produisent un cinéma inconfortable, qui offre peu de prise à ces discours connus, repérables, codés qui avalisent tant d’autres films, un cinéma difficile à tenir à distance, à maîtriser, à classer de façon rassurante. Sur un marché où la notoriété d’un film dépend si souvent du discours qui peut le prendre en charge pour le précéder (publicité), l’accompagner (critique) ou le signer (l’auteur), ces films provoquent souvent de la gêne, voire de l’agressivité, par leur manque têtu de complaisance à entrer dans ce circuit langagier de la marchandise cinématographique.
C’est que la parole qui se déploie dans un film comme Moi j’dis qu’c’est bien, loin d’être soufflée ou volée, est une parole inattendue, plus exactement inentendue, vivante et riche, celle d’une partie de la population, ici de jeunes ouvriers, qui n’a jamais eu pouvoir, à l’écran, de tenir son propre discours, frontalement, sans y être autorisé par la caution du réalisateur ou du discours directement politique.
Cette parole dérange en ce qu’elle ne prétend pas donner de leçon (contrairement, souvent, à la parole militante), elle ne cherche pas à se farder pour séduire (une certaine vulgarité ne lui fait pas peur, mais vulgarité aux yeux de qui ?), elle ne se donne pas comme une parole désirable, elle ne s’autorise d’aucun prestige culturel emprunté, mais de la seule conviction de sa véracité. Ce qui fait la force de cette parole exemplaire, incontournable, d’une certaine façon irréfutable, c’est qu’elle est rarement déportée, contrairement à celle de la petite bourgeoisie, vers un ailleurs, vers d’autres modèles culturels, un autre espace social, un passé ou un futur mythiques : elle est entièrement assumée comme présente, ici et maintenant, à elle-même plus qu’au prestige des idéologèmes dominants.
Dans ces films, et de ce fait ils ne relèvent pas du cinéma militant, il est peu question de lutte comme événement paroxystique. C’est pourtant un cinéma de lutte, celle que mène une culture et une idéologie populaires dominées pour frayer quelques traces, témoigner de son existence quotidienne, et cela sur des écrans d’où elle a toujours été écartée, tout au moins recouverte par d’autres discours mieux intégrés ou plus prestigieux.”